La faïencerie

Nous savons déjà qu’en 1692, le village fut incendié et totalement ravagé par le Duc de Savoie, qu’en 1737 un autre incendie ne laissa debout que l’église et deux maisons. Elles brûlaient d’autant plus volontiers qu’elles étaient couvertes de chaume, de bois, ou d’ardoise. Cependant une carrière existait dans le bois du Sapet d’où provient la toiture de la chapelle de Saint-Pancrace ; elle disparut après une coulée de terrain et l’usage de ce matériau ne se répandit pas dans la commune. Elle ne fit pas à ses consuls la même requête que celle que le Maréchal de TALLARD adressa aux siens à la suite de l’incendie supporté en 1692 : « Quatre voyages de tuiles nécessaires à la couverture des voustes de son chasteau que les ennemis de l’Etat ont bruslé ».
Si donc malgré le besoin qu’elle en aurait eu, La Bâtie-Neuve ne se dota pas d’une fabrique de tuiles, elle dût à l’initiative des dames de LOVAT ou Louvat, d’avoir une faïencerie.

Le 13 juin 1752 elles se mirent d’accord avec un sieur Michel HOEZ, marchand-fabricant de faïences, natif de Strasbourg, établi à Marseille «scavioir que ledit sieur HOEZ se charge de créer une fabrique de fayance dans la terre desdites dames de la Bâtie-Neuve, de la mettre dans sa perfection, de diriger des ouvriers qui seront sous luy et de travailler de tout son pouvoir en ce qui sera de son métier, comme de faire des moules qui seront nécessaires a peinture et tout ce qu’il faudra pour perfectionner l’ouvrage, pour le prix annuellement de DOUZE CENT LIVRES par mois et d’avance, pour le temps et terme de SIX ANS ; convenu que ledit sieur HOEZ montrera son métier aux apprentis que lesdites dames pourront prendre dans la fabrique, sans rien leur cacher ; convenu que lesdits appointements commenceront à courir du jour qu’il partira de Marseille pour se rendre à la Bâtie-Neuve ; qu’il procurera aux dites dames tous les ouvriers dont elles auraient besoin, qui seront payés par elles, lesquelles demeurent chargées de fournir le logement au sieur HOEZ et de fournir aussi tout ce qui sera son nécessaire pour aller à la fabrique. Ainsi convenu à peine de tous dommages et intérêts. Fait en double, à Grenoble, ce treizième juin mille sept cent cinquante deux. Signé LOVAT, LOVAT d’AGOULT, Michel Hoez »
Michel HOEZ était alors âgé de trente ans, il embaucha plusieurs ouvriers, on en cite au moins huit, dont cinq peintres et un tourneur. Leurs noms nous sont connus, comme leur devenir : citons Audibert qui épouse successivement trois filles du village, mortes le plus souvent en couches, dont il eut neuf enfants. Jean-Baptiste Bagne était d’une famille qui fournit aux faïenceries de Moustiers un peintre et plusieurs tourneurs. Jean Fautrier en était originaire. Ce lien avec Moustiers va avoir des conséquences en ce qui concerne les produits bastidons dont il sera parfois difficile de les différencier ou qui apparaîtront comme des Moustiers inférieurs en qualité.

Dans son ouvrage sur les faïenceries de Strasbourg, paru en 1950, M. Hans HAUG, conservateur des musées de cette ville, cite Michel HOEZ, comme étant peut-être l’introducteur du procédé de peinture au feu de moufle, dans la ville de Marseille, avant de l’utiliser à la Bâtie-Neuve. Les archives communales mentionnent la date du 5 février 1753, comme étant celle de l’entrée en fonctionnement de la fabrique établie dans la cour du château. Sur l’emplacement du ou des fours, les avis sont contradictoires ; les uns les placent à deux cent mètres, sur le chemin de Saint-Pancrace, d’autres les fixent en face de l’ancien hôtel Gelpy (puis Paret) où se trouve une butte sous laquelle en 1906 existait encore une voûte de four à potier. D’autre part, en creusant près de l’ancienne gendarmerie, à l’ouest du château, on mit à jour une grande quantité de fragments de faïences, mais ils pouvaient provenir de rebuts du magasin qui aurait été établi là et non du four qui ne devait pas être dans le village à cause des dangers d’incendie. Michel HOEZ créa donc la fabrique mais il n’eut pas beaucoup de temps pour apprécier son œuvre car il mourut à La Bâtie-Neuve le 21 mars 1762, il avait quarante ans. Il s’était parfaitement intégré au pays, il était intime des familles bourgeoises : les Didier, les Allard, les Bertrand, les Durand, les Janselme et les Blanc. Sa veuve d’ailleurs, épousa en secondes noces, le 9 octobre 1765, Pierre Davin, mourût en 1772 et fut inhumée au cimetière de Saint-Pancrace. Michel HOEZ avait aussi acheté plusieurs terres du village dont son fils hérita, il était toujours cité parmi les propriétaires en 1791.

Revenons à la fabrique et à ses produits. M. Joseph ROMAN dans son étude sur la poterie et la faïencerie dans les Alpes s’exprime ainsi à leur sujet : « Comme décor et comme fabrication c’est du Moustiers médiocre, la couleur dominante est un violet brun sans éclat, il est probable que certaines pièces circulent et sont vendues pour des Moustiers, mais il est difficile de les reconnaître». Le Musée de Gap conserve deux pièces intéressantes, le château de Montmaur, deux assiettes et une famille bourgeoise du Gapençais, une jatte et une poule couveuse, milieu de table destiné à renfermer les œufs. Avec certitude on n’en connaît pas d’autres.

A la mort de Michel HOEZ, l’un de ses ouvriers, Jean-Baptiste GUILLEMIN prit la direction de la fabrique, il avait environ vingt-sept ans. Il se maria et fit souche à la Bâtie-Neuve. On le voit apparaître dans de nombreux actes notariés pour acheter des terres qu’il paye comptant. Il est donc permis de supposer que ses affaires étaient prospères tout au moins jusqu’en 1772. A partir de là, la fabrique tombe en décadence, son directeur, dans les actes officiels, ne prend plus le titre de maitre faïencier. Dans les années qui précèdent immédiatement la Révolution, la chute devient verticale. Guillemin meurt le 18 novembre 1795, après trente ans passés à la tête de son entreprise. La faïencerie de La Bâtie-Neuve avait duré quarante ans. Toutefois Joseph ROMAN écrit dans son répertoire archéologique qu’un nommé GUIRAMAND, venu de Moustiers aurait en 1789 essayé de rétablir la fabrique et aurait même reçu, pour le faire, une subvention des pouvoirs publics ; à cette date elle ne fabriquait plus que de la poterie, des bourneaux de terre pour les fontaines.
En 1789, GUILLEMIN vivait encore et en 1905 sa famille était toujours implantée dans la région, représentée par l’arrière petit fils du Maitre faïencier, âgé d’environ soixante et quinze ans et demeurant au Laus (BSEHA 1905). Dans son étude, M. NICOLLET ne parle pas de ce Guiramand. Il semble que c’est bien de 1795 qu’il faut dater la mort de la faïencerie de la Bâtie-Neuve.

Durant les premières années de la Révolution, la famille d’AGOULT, Marie-Angélique et Catherine LOVAT, émigrèrent. Leurs biens furent saisis et vendus comme biens nationaux ; le château qui avait servi d’entrepôt à la faïencerie fut acheté par Jean Etienne ARNAUD et un pré situé à la Pastendière, où selon M. NICOLLET, se trouvait la fabrique, fut acquis par Joseph DISDIER. Une enquête, diligentée par les premiers préfets des Hautes-Alpes MM.BONNAIRE et LADOUCETTE, aux fins de rétablir les industries disparues et remettre en valeur toutes les ressources du département, ne fait aucune mention de la faïencerie. En réponse à une enquête de l’Administration départementale, en l’An IV (1795), la commune indiquait : « il reste à prouver qu’il serait possible d’ériger une fabrique de poterie dans ce lieu, qui serait d’autant plus utile qu’il n’en existe aucune et que la qualité du terrain en est propre ; elle supporterait le feu ».
Ce souhait ne fut pas exaucé.

M. Ernest SIBOUR en 1890, dans une étude sur les industries et métiers qui sont en décadence dans le département des Hautes-Alpes, écrit :
« A la Bâtie-Neuve, il y a eu, près du château, dans le siècle dernier, une faïencerie remarquable. Elle n’eut pas, sans doute la grande réputation de celle de Moustiers, néanmoins il paraitrait que ses produits céramiques ne sont point sans mérite. Il est regrettable que cette fabrique n’ait pas conservé des souvenirs de son existence par la signature de ses produits. L’authenticité de cette industrie locale n’en demeure pas moins établie par les traditions orales et écrites. Elle a complètement disparu de ce bourg et il n’existe même pas de trace certaine des locaux qu’elle occupait ».


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